Les marins maltais

L’affaire qui nous intéresse se passe en Algérie, à Alger, et concerne trois maltais, Constantin CARUANA, Raphaël ADJUS, dit Domingo, et Joseph JULIEN dit ADJUS, dit El Mincio.

On comprendra donc que l’identité des trois hommes impliqués ait été un peu floue.

Le premier, Joseph JULIEN, dit Adjus, dit El Mincio, n’est pas vraiment maltais. C’est un enfant abandonné, déclaré le 27 janvier 1855 à la mairie d’Alger, trouvé la veille, exposé dans le Tour du Couvent des Dames de la Miséricorde. C’est dame Joséphine DUMAY, soeur de Saint-Vincent, qui lui avait donné ses deux prénoms, dont l’un est devenu son patronyme. Dans le procès verbal du commissaire de police était précisé que l’enfant, de sexe masculin, avait une petite verrue au-dessous de l’oeil gauche, et qu’il était vêtu d’un bonnet en jaconas broché garni de dentelle, d’une vieille chemise en toile, d’une brassière en coton blanc, d’une bande en calicot et d’un manteau en coton à carreaux de différentes couleurs.

acte de naissance JULIEN Joseph – 27 janvier 1855 – Alger – ANOM

Mais pourquoi le disait-on, ADJUS et “maltais” ? Il avait selon toute vraisemblance été élevé par des maltais, Ange Antoine Joseph Jean ADJUS, portefaix, et Catherine PISANI, car à son décès, il était indiqué fils de ce couple. Il s’était ainsi retrouvé au milieu d’une nombreuse marmaille, car les ADJUS, qui s’étaient mariés à Alger le 1er octobre 1842, avaient eu 7 enfants, nés entre 1843 et 1862.

Famille JULIEN/ADJUS – Heredis – famille XXL

Une coupure de journal relatant le meurtre indiquait « qu’il serait un enfant abandonné d’origine allemande, élevé dans un orphelinat d’Alger et adopté par un Maltais dont il portait le patronyme”, ce qui correspond avec l’hypothèse avancée.

extrait du « Droit » – 21 janvier 1878 – page 3 – Retronews

Joseph JULIEN a passé sa prime enfance rue du Bazar Salomon. Son père “adoptif” est décédé le 23 avril 1868, 28 rue de la Casba, alors que Joseph n’avait pas encore 13 ans, et l’on ne sait pas s’il avait ou non continué à vivre avec sa mère adoptive, Catherine PISANI, qui résidait 25 rue Joinville, en 1873 lors du mariage de sa fille Marie avec Adolphe MAIGNIER.

Au moment des faits, Joseph est marchand de poisson. Petit, 1m 56, les yeux gris, il avait une cicatrice au front et les deux bras tatoués. Sur le bras droit, un christ, deux chandeliers et le nombre 75 et sur le bras gauche, un cœur percé d’une flèche, rappelaient ses séjours en prison.

Car des trois acolytes, il était le seul à avoir un passé de délinquant. Il avait déjà été condamné cinq fois à la prison, à Alger, pour coups, blessures, ou outrage à agent. La première fois, le 7 octobre 1872, il écopera de 15 jours de prison, puis le 12 novembre de la même année, encore de 15 jours. Le 22 décembre 1873, ce sera 1 mois de prison, et encore 1 mois le 25 juillet 1875. Sa dernière peine connue est de 8 jours de prison, pour coups, le 10 octobre 1877.

Raphaël ADJUS, dit Domingo, serait né à Malte en 1854, fils de Michel ADJUS et d’une certaine Carmela. On sait simplement qu’il était garçon restaurateur et qu’il habitait 4 impasse Mahon à Alger. Célibataire lui aussi, il mesurait 1m 62, avait les cheveux châtains, un nez large, le visage légèrement variolé, une cicatrice sur le sourcil droit et une autre sur le front.

Le troisième larron, Constantin CARUANA, serait né à Malte en 1853, sans qu’on connaisse le lieu exact, peut-être à La Valette comme ses deux frères Salvatore Antonio Carmelo Rosario Vincenzo Fortunato Melchiorre né le 7 janvier 1830 et Gio Battista Vincenzo Giuseppe Emanuele Anneto Paolo né le 8 février 1832. Il est fils de Joseph CARUANA et de Carmela XUAREF. Il exerçait le métier de garçon de café. Célibataire, petit, 1m 60, et brun, il boitait légèrement, à la suite d’une fracture de la jambe droite.


Voyons maintenant ce qui a amené nos trois sbires devant la Cour d’Assises d’Alger.

On est en 1878. Dans la nuit du 15 au 16 janvier, vers 4 heures du matin, la nommée Khadoudja BENT ALI, dite Doutja, fille « soumise », demeurant au rez-de-chaussée d’une maison de prostitution, sise 11 rue Akermimout, est réveillée en sursaut par un incendie qui s’est déclaré au 1er étage, dans la chambre de Turquia BENT MOHAMED, également fille soumise. Elle appelle au secours et monte à l’étage, accompagnée de Messaouda BENT MOHAMED, mère de Turquia, alertée.

La porte, fermée à clef, est immédiatement enfoncée et on découvre la malheureuse fille allongée sur son lit, inanimée. Une trace mince et profonde, autour du cou, indique que la mort avait dû être occasionnée par une strangulation. Les rideaux de la croisée avaient déjà brûlé et le devant du lit était en feu. Il s’agissait donc d’un crime, dont les auteurs, pour s’assurer l’impunité, avaient mis le feu à la maison, afin de faire disparaitre les traces de leur forfait. On constatait également que les bijoux appartenant à la défunte avaient disparu.

extrait su « Soleil » – 26 juin 1878 – page 3 – Retronews

Les soupçons se portèrent immédiatement sur nos trois maltais, car dans la soirée du 15 janvier 1878, précédant le drame, les trois hommes, dont la réputation était détestable, s’étaient promenés dans les hauts quartiers de la ville d’Alger, accompagnés de la fille Turquia, dont Constantin CARUANA était l’amant depuis plusieurs mois. Les reflets de la lune avaient fait briller le collier et les deux bracelets en or que portait la jeune femme, et attiré la convoitise des Maltais.

Après avoir fait de copieuses libations dans un cabaret tenu par une dame BENAZET, le quatuor était revenu vers 23 heures dans la maison qu’occupait Turquia, et était monté dans la chambre de celle-ci.

Ils avaient bientôt été rejoints par Doutja et avaient discuté un court instant. CARUANA et Turquia s’étaient alors allongés tout habillés sur le lit, et Raphaël ADJUS sur un canapé. Turquia avait alors enlevé ses bijoux et les avaient placés sous son oreiller. Quant à Joseph JULIEN et Doutja, ils avaient regagné le rez-de-chaussée, et la chambre de cette dernière. Messaouada BEN AHMED était aussi présente dans la maison cette nuit-là. Celle-ci et Doutja s’endormirent rapidement et ne se réveillèrent qu’entre 3 et 4 heures du matin.

D’après le légiste, le crime avait déjà été commis et si elles n’avaient entendu aucun cri, c’est parce que la strangulation avait été rapide. La suffocation avait été instantanée et avait empêché Turquia d’appeler ou de se débattre.

Les trois maltais sont rapidement arrêtés et s’enferrent dans des versions contradictoires. L’audition de divers témoins prouvera qu’ils sont bien restés jusqu’à 3 heures du matin dans la maison et qu’ils sont sortis ensemble.

extrait de la « Gazette des tribunaux » – 23 juin 1878 – page 3 – ENAP

Ainsi, Mohamed BEN YOUSSEF, qui descendait, à exactement 3 heures du matin, la rue Akermimout pour se rendre à la mosquée de Sidi Abderrahman, a vu CARUANA et Joseph JULIEN sortir de la maison du n° 11 et s’enfuir à toutes jambes, et en même temps il a entendu un coup de sifflet donné sans doute par Adjus.

extrait du « Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire » – 25 janvier 1878 – page 3 – Retronews

Les filles LIMA et LIEVEN, qui habitent la maison en face de celle occupée par Turquia, et qui sont restée sur le seuil de leur porte jusqu’à deux heures du matin, affirment que les Maltais, qu’elles avaient vu entrer dans la maison entre 11 heures et minuit, n’en étaient pas encore ressortis à cette heure-là.

Un dernier témoin, le sieur SCHEMBRI, qui était logé dans la même chambre que CARUANA et Joseph JULIEN, déclare que ces deux derniers ne sont rentrés chez eux qu’entre 2 et 3 heures du matin.

Une dernière preuve de culpabilité viendra conforter les policiers, la clef de la chambre de Turquia est retrouvée au domicile des accusés, soigneusement cachée dans un réduit.

Les prévenus seront jugés devant la Cour d’Assises d’Alger, lors de son audience du 10 juin 1878, sous la présidence de M. GEFFROY. Les débats de cette affaire ont attiré du monde. Longtemps avant l’heure de l’audience, une foule considérable a envahi les abords du Palais de Justice, les corridors et les escaliers de la Cour d’Assises.

Un interprète maltais a été mandé pour procéder à l’interrogatoire des accusés. M. FAU, avocat général, occupe le siège du Ministère public. La défense des accusés est assurée par Maitres HONEL père, BALLESTEROS et Achille HURÉ, avocats.

En fin de séance, Constantin CARUANA est reconnu coupable, avec admission de circonstances atténuantes, de meurtre, de vol et d’incendie, avec préméditation, et condamné à la peine des travaux forcés à perpétuité.

Raphaël ADJUS, dit Domingo, est reconnu coupable de meurtre sans préméditation, non suivi ni précédé de vol, et condamné à la peine de 15 ans de travaux forcés, assortis de 20 ans de surveillance.

Joseph JULIEN, dit Adjus, dit El Mincho, est reconnu coupable de meurtre sans préméditation, précédé ou suivi de vol, et condamné à la peine de 20 ans de travaux forcés, assortis de 20 ans de surveillance.

Constantin CARUANA arrivera au dépôt de l’Ile de Ré le 30 juillet 1878, de même que ses acolytes, Joseph JULIEN, dit Adjus, dit El Mincio, et Raphaël ADJUS, dit Domingo.


Au bagne,

Constantin CARUANA, sans doute plus surveillé que les deux autres, ne tentera pas de s’évader. Il passera 1ère classe le 10 novembre 1883.

Il deviendra concessionnaire à Fonwhari le 16 juin 1890. Il changera de centre de concession pour passer à celui de Bourail en décembre 1892. Il avait été menacé de mort pour avoir aidé à l’arrestation de deux évadés dangereux. Cependant, en 1894, il sera accusé de complicité dans le vol d’un cheval, et condamné pour cela à 1 an de prison, le 9 novembre de la même année. La conséquence sera aussi qu’il sera déchu de sa concession, le 18 février 1895. Enfin, en 1905, par grâce générale, sa peine sera commuée en 20 ans de travaux forcés.

extrait du dossier de bagne CARUANA Constantin – COL H 674 – ANOM

Il décèdera le 4 novembre 1910 à l’Ile Nou. Il avait 57 ans.

Raphaël ADJUS, dit Domingo, essayera de s’évader et sera, pour cette tentative, condamné à 2 ans de travaux forcés 10 mars 1882. Il passera 1ère classe le 2 février 1884, et ne passera 4.1 n° 9677 que le 19 juin 1895.

Extrait du matricule général de la transportation – ADJUS Raphaël, dit Domingo – matricule 10627 – ANOM

Mais auparavant, en septembre 1891, un certain Charles CAUCHI, un cousin de Raphaël, résidant 27 rue Desmoyens à Constantine, s’était inquiété de son sort. Il agissait vraisemblablement à la demande de la famille. Comme souvent à cette époque, l’Administration pénitentiaire ne trouve d’abord pas trace du condamné à la Colonie et répond laconiquement en octobre que le condamné a bien embarqué en 1878 sur le Navarin en direction de la Nouvelle Calédonie, avant finalement de retrouver le dossier de Raphaël, et d’indiquer qu’il est en 1ère classe à l’heure actuelle.

extrait du dossier de bagne ADJUS Raphaël, dit Domingo – COL H 1261 – ANOM

En mai 1893, une demande en grâce en faveur de Raphaël sera formulée auprès du Garde des Sceaux. C’est le même Charles CAUCHI qui, de La Valette, à Malte, où il est retourné provisoirement, est à l’origine de la demande.

En octobre 1894, Monsieur FEILLET, Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, ne donnera pas une suite favorable à cette demande, invoquant, outre la tentative d’évasion, le fait que la conduite d’ADJUS n’a pas été exempte de reproches. Il a subi 24 punitions disciplinaires, dont la dernière au mois d’août 1892.

Charles CAUCHI, tenace, et qui suit toujours le parcours de son cousin au bagne, écrit le 20 juin 1895, de Malte, pour demander des nouvelles d’ADJUS, normalement libéré le même mois. Il lui sera répondu en novembre qu’effectivement, ADJUS a bien été libéré, mais qu’il demeure astreint à résider perpétuellement dans la Colonie, en raison de sa condamnation à 15 ans de travaux forcés.

En 1902, Raphaël ADJUS, qui est cuisinier et graveur de coquillages, fait une demande pour être admis dans la catégorie 4.2 des transportés, et donc pouvoir rentrer à La Valette, où il travaillera avec ses parents, qui n’ont pas cessé de correspondre avec lui. L’avis du Gouverneur est favorable, dans la mesure où ADJUS sera interdit de séjour sur le territoire de la République française. Malte étant une possession anglaise, le Gouverneur royal est consulté, et ne voit pas d’objection au retour d’ADJUS à Malte, mais il ne veut pas payer le voyage. Raphaël possède une somme de 900 francs en espèces et 1 000 francs en produits divers, mais ce n’est pas suffisant. Il restera donc encore en Nouvelle-Calédonie.


En 1908, Raphaël a 54 ans et réside alors à Nouméa, maison Césaire, rue Palestro. Il forme un nouveau recours en grâce pour la remise de son obligation de résidence. Son plus cher désir est toujours de retourner à Malte, où il a encore un frère, en faisant tout d’abord une halte en Australie, afin de gagner suffisamment d’argent pour le voyage de retour. L’avis du Gouverneur est favorable, mais le Ministre de la Justice rejettera le recours en grâce.

Ce n’est finalement qu’en 1912 que Raphaël ADJUS, pourra quitter la Nouvelle-Calédonie et retrouver son pays d’origine. Il a enfin pu se payer un billet de passage de Nouméa à Port-Saïd, où il se propose de transiter. Il quittera la Colonie le 10 avril 1912, sur le paquebot des Messageries maritimes.

Espérons qu’il aura fini paisiblement sa vie dans son pays d’origine.

Joseph JULIEN, dit Adjus, dit El Mincio, lui, ne supporte pas le bagne, et va essayer de s’évader de nombreuses fois. Il ne fera pas moins de 11 tentatives entre 1881 et 1900.

Le 25 mars 1881, il écope de 5 ans de travaux forcés et 20 ans de surveillance, plus les frais pour sa première tentative et le 4 septembre 1883, de 40 ans de travaux forcés et 20 ans de surveillance.

extrait du dossier de bagne JULIEN Joseph, dit Adjus, dit El Mincio – COL H 1375 – ANOM

Il essaiera deux fois de s’évader en 1884. Parti de Nouméa le 27 juin, il est réintégré le 19 juillet. Nouvelle tentative le 24 juillet, mais il est repris trois jours plus tard, le 27 juillet. Ces tentatives ratées se soldent, le 11 novembre, par 40 ans supplémentaires de travaux forcés et 20 ans de surveillance.

extrait du dossier de bagne JULIEN Joseph, dit Adjus, dit El Mincio – COL H 1375 – ANOM

Décembre 1885, il s’évade le 7 et est réintégré le 9, d’où une nouvelle condamnation, le 21 janvier 1886, à 5 ans de travaux forcés et 20 ans d’interdiction de séjour.

Il s’évadera deux fois en juin 1889, mais n’ira pas bien loin, il sera repris le même jour ou le lendemain.

Ses quatre dernières tentatives auront lieu en avril 1890, en décembre 1897, en juillet 1898 et en juin 1900, mais il ne reste jamais longtemps dehors, tout au plus une quinzaine de jours.

Dès ses premières années de bagne, il avait aussi été condamné, le 19 décembre 1881, à 5 années de réclusion et 5 années de surveillance, pour soustraction frauduleuse.

On l’a compris, pour lui, peu d’espoir d’être un jour libre et de quitter la Nouvelle-Calédonie. Le bagne avait fermé depuis trois ans quand il est décédé, le 12 mai 1925, à l’Ile Nou. Il avait 69 ans. Son décès sera transcrit à Alger le 8 février 1926.


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